L’Europe centrale et orientale face à Trump 2.0
Le choc des Européens face à la victoire de Donald Trump aurait dû être moins marqué en 2024 qu’en 2016. Pourtant, ce retour à la Maison Blanche, avec une victoire encore plus nette qu’il y a huit ans, a suscité des réactions familières sur le vieux continent. Certains appellent à nouveau à une autonomie stratégique de l’Union européenne, un discours désormais plus fréquent, plus audible. D’autres, fébriles, redoutent les répercussions d’une présidence encore plus imprévisible. Enfin, quelques rares voix perçoivent dans le retour de Trump une opportunité pour consolider des positions spécifiques.
Toutefois, ce qui différencie 2024 drastiquement de 2016, c’est le contexte géopolitique, particulièrement lugubre en Europe. Depuis plus de 1.000 jours, l’Ukraine résiste à l’invasion à grande échelle menée par la Russie. Aux défis déjà connus du trumpisme (protectionnisme économique, diplomatie transactionnelle, pivot asiatique) s’ajoutent des inquiétudes sécuritaires majeures, en particulier en Europe centrale et orientale, où l’OTAN et la relation bilatérale avec les États-Unis restent les piliers de la sécurité nationale.
I/ Inquiétudes sécuritaires
Face au retour de Trump, les inquiétudes sur les garanties sécuritaires américaines pour l’Europe sont légitimes. En effet, la rhétorique utilisée pendant la campagne électorale par l'ex (et futur) Président, de même que son entourage, à propos de l'OTAN mais aussi concernant le maintien de la présence américaine aux côtés de ses alliés européens ont de quoi inquiéter. La nomination de personnalités ostensiblement pro-russes, comme Gabbard, à des postes clés accentuent les doutes.
Pour les pays d’Europe centrale et orientale qui font de l’OTAN et de leur relation bilatérale avec les États-Unis deux des pilliers fondamentaux de leur sécurité nationale, cette inquiétude est centrale. Des peurs doublées par un certain réalisme: l'Union européenne et ses Etats membres ne sont pas en mesure de compenser un éventuel retrait américain. Ni financièrement, ni matériellement, ni logistiquement. Cela est vrai d’une part pour le soutien à l’Ukraine mais aussi plus largement pour le renforcement capacitaire sur le flanc oriental. La raison de cet échec est simple: les Européens sont à la traîne. La faute est particulièrement imputable aux pays d'Europe de l'Ouest, la France et l'Allemagne en premier lieu, qui sont restés frileux dans leur soutien et attentiste face à une menace russe qui concerne désormais toute l’Europe. Et ce malgré les déclarations et les promesses d’une action européenne décisive, de la mise en place d’une “économie de guerre”, d’un soutien à l’Ukraine “quoi qu’il en côute”, etc.
À l'inverse, à quelques exceptions près, les pays d’Europe centrale et orientale font eux partis des ‘bons élèves’ en termes d’investissement dans les capacités de sécurité nationales - et donc européennes. On retrouve ainsi plusieurs pays comme la Pologne et les Etats baltes au-delà des 3% de PIB alloués aux dépenses de défense. La Pologne frôlera même les 5% en 2025. Ces niveaux (4-5%) doivent, au passage, être ceux à atteindre pour l’ensemble des pays européens le plus rapidement possible. Les pays d’Europe centrale et orientale sont aussi ceux qui, avec les pays nordiques, ont alloué le plus de moyens à l’Ukraine depuis février 2022 – en proportion de leur PIB. Malgré ces efforts, dans la région on sait que le réarmement européen reste trop lent et trop faible alors que les scénarios envisagent désormais une confrontation directe avec la Russie dans les trois à sept prochaines années.
Une victoire de l'Ukraine est essentielle pour l'Europe centrale et orientale. Une défaite de Kyiv face à Moscou serait la confirmation d'une nouvelle guerre à venir, ravivant les craintes d’une nouvelle perte d’indépendance, comme au siècle dernier. Pour éviter ce scénario, ces pays inciteront l’administration Trump à maintenir un intérêt stratégique pour le flanc oriental de l’OTAN, notamment en mer Baltique et en mer Noire. L'une des stratégies sera ainsi de favoriser ce soutien par l'achat massif de matériel militaire américain. Cela n'excluerait pas en parallèle de contribuer activement au renforcement du pillier européen de l'OTAN et donc à explorer certaines coopérations européennes renforcées, y compris au sein de l’industrie de défense. Ces pays, malgré l’importance attachée aux Etats-Unis ont bien compris que l’Europe devait églament disposer de ses propres moyens de défense. Il y a désormais une ‘baltisation’ des stratégies sécuritaires dans la région. C’est à dire, une volonté de ne pas ‘mettre tous ses oeufs dans un même panier’ et donc développer des garanties transatlantiques, européennes, régionales et nationales. Cela n’est pas une remise en cause de l’OTAN ou des États-Unis, que l’on comprenne bien.
Début novembre, la déclaration du Premier ministre polonais Donald Tusk avait notamment interpelé en France. “Certains prétendent que l'avenir de l'Europe dépend des élections américaines, alors qu'il dépend avant tout de nous” avait-il déclaré. Si l’évolution de la grammaire stratégique est intéressante, il serait toutefois incorrect de penser que Varsovie suivra une autonomie stratégique à la française. La relation avec Washington continuera d’être capitale, et la Pologne fera en sorte d’avoir une relation bilatérale forte et positive avec les Etats-Unis. Les autres pays de la région, en premier lieu la Roumanie, auront un comportement similaire. Et cela pourrait d’ailleurs sourire à ces deux pays en particulier qui pourraient, du fait d’une relation privilégiée avec les États-Unis, renforcer leur influence stratégique dans les questions de défense européenne tant au sein de l’OTAN qu’à Bruxelles.
Autre sujet d'inquiétude sécuritaire majeur: les Balkans occidentaux. Si l'attention américaine sera secondaire sur cette région elle sera tout de même à surveiller étroitement. Notamment car les actions de l’administration Trump 1.0, à travers des personnalités comme Richard Grenell ou Jared Kushner qui garderont des postes à responsabilité et/ou de l'influence lors du prochain mandat. Non pas que leur action ait été majeure dans la région, mais elle fut disruptive. Notamment en ce qui concerne le dialogue Serbie-Kosovo et la proposition d’échanges de territoires. Les inquiétudes continueront de porter sur une révision des frontières, à la fois sur le dossier Serbie-Kosovo mais aussi en Bosnie-Herzégovine. Cela inquiète particulièrement Bruxelles et certains États comme l’Allemagne, la Croatie ou la Slovénie. Au contraire, d’autres acteurs comme la Hongrie, l’Albanie ou la Serbie semblent avoir des réactions plus optimistes. En effet, ces derniers espèrent bénéficier de leurs bonnes relations avec Trump et son entourage pour obtenir des avantages économiques, politiques et stratégiques.
II / Un pour tous, chacun pour soi ?
Face aux craintes de dégradation des relations transatlantiques, l’un des risques majeurs est une réponse désorganisée de la part des Européens, notamment de la part des pays d’Europe centrale et orientale, généralement proches des Américains. Lors du mandat Trump 1.0, plusieurs pays de la région avaient d’ailleurs privilégié des relations bilatérales avec les États-Unis, espérant tirer avantage d’une approche transactionnelle. Cela devrait en pousser certains, si ce n’est la plupart de ces pays, à se convaincre qu’une telle stratégie pourrait fonctionner de nouveau. On peut sentir ce genre d’approche notamment en Ukraine récemment. Échaudés par la prudence de l’Administration Biden, les Ukrainiens pensent que Trump sera plus volontariste et pourrait finalement permettre à l’Ukraine de disposer de garanties de sécurité plus crédibles suite à d’éventuelles négociations avec la Russie. Tant que l’Ukraine est capable de donner également aux États-Unis ce qu’ils recherchent (la reconstruction, les réserves en minerais sont de bons arguments par exemple). C’est le concept de “Peace through strength” qui est beaucoup discuté à Kyiv en ce moment.
Il ne fait aucun doute que le retour prochain de Trump à la Maison Blanche annonce le retour du transactionalisme au coeur des relations transatlantiques. Nous l'avions vu lors de Trump 1.0, le style diplomatique est plus direct, parfois menaçant et de toutes les façons solidement ancré sur la défense des intérêts américains. Ce dernier point est une constante, même si elle est plus ou moins exacerbée selon les administrations selon qu’elles soient Républicaines ou Démocrates. Les Européens devront donc faire face au transactionalisme du Président américain à la fois individuellement et collectivement. Les pays d’Europe centrale et orientale n’y échapperont pas et devront ainsi s'assurer de défendre leurs intérêts nationaux, en coordination avec leurs voisins régionaux, tout en veillant à ne pas être accusés de remettre en cause l'unité européenne. Un jeu d'équilibriste donc. Comme dans toute transaction, il convient de comprendre les intérêts des deux partis en présence.
Du côté de l'Europe centrale et orientale, le besoin primordial est d'assurer la continuité des garanties sécuritaires otarienne et américaine pour la région (présence physique de soldats, matériel militaire à haute valeur ajoutée, continuité du renseignement, maintien de l'article 5 de l’OTAN et du parapluie nucléaire US). Pour les US, cette présence en Europe devient de plus en plus difficile à assumer du fait du pinot vers l'Asie et de la menace chinoise. Ce pivot impliquera tôt ou tard, progressivement ou non, un transfert des ressources militaires et stratégiques de l'Europe vers l’Asie (tant aux niveaux humains, matériels que financiers). Toutefois cela n'implique pas nécessairement une remise en cause des garanties US et NATO immédiate. Pour s'en assurer, les pays d’Europe centrale et orientale seront tentés de négocier des contrats d'armement avec les Etats-Unis. Tout laisse penser que nous assisterons à un défilé de leaders centre et est-européens à Washington DC dès les premiers mois de 2025. Trump fera payer chèrement aux Européens le maintien des garanties américaines. Les centre et est-européens n’y voient pas d’alternative à court-terme du fait des besoins matériels de nos armées face à la menace russe.
Un deuxième aspect sera économique. Les centre et est-européens seront ainsi particulièrement vigilants à éviter une bataille commerciale de grande ampleur entre les États-Unis et l'Europe qui nuirait considérablement aux relations transatlantiques et affecterait négativement les économies européennes déjà à la peine. De son côté, Trump ne cache aucunement le fait de vouloir privilégier la protection des intérêts économiques américains et de rétablir la balance commerciale UE-US. Cela passera par une politique économique protectionniste basée sur l'introduction de nouveaux droits de douane pour les produits européens et de subventions pour les entreprises américaines dans les secteurs stratégiques. Face à cette menace sur la compétitivité européenne et l'accentuation probable de la fuite des capitaux, les pays d’Europe centrale et orientale devront convaincre les États-Unis d’adopter une position plus conciliante.
D’une part, cela pourrait s’opérer sur l’attractivité des économies régionales et leurs besoins primaires. Cette coopération pourrait s’articuler autour d’une accélération de l’Initiative des 3 Mers. Ce projet mis en place par l’Administration Trump 1.0 n’a jusqu’ici tenu aucune promesse. Cela est dû par un sous-investissement des pays de la région, persuadés que les États-Unis feraient le plus gros des investissements. Le renforcement de la connectivité, qu’elle soit énergétique, digitale ou en termes de transport pourraient offrir des opportunités aux Etats-Unis, que cela soit en terme d’exportation de produits énergétiques (gas LNG par exemple) ou d’investissements stratégiques. Plus encore, avec les perspectives de la reconstruction de l’Ukraine qui permettrait de renforcer encore un peu plus les perspectives de bénéfices mutuels. D’autre part, les pays d’Europe centrale et orientale pourraient aussi faire valoir une approche différente concernant la Chine. Cela passera ainsi par une réduction des dépendances économiques et une réduction des faiblesses stratégiques. La sécurité économique face aux intérêts chinois en Europe devra se renforcer. Mais cela passera aussi et surtout par une remise en cause plus visible, en tout cas plus vocale, des relations entre l'Europe et la Chine. Longtemps restés silencieux, à l'exception des Baltes ou des Tchèques, ces pays pourraient utiliser cet argument pour atténuer les actes économiques hostiles de la part de l’administration Trump. Des pays comme la Hongrie ou la Serbie pourraient avoir quelques soucis dans ce domaine.
III/ La France en Europe centrale/orientale : adaptation de la stratégie.
Face aux approches disruptives de Trump et de son administration, les pays d’Europe centrale et orientale ont tout de même des cartes à jouer. Ils pourraient devenir les interlocuteurs stratégiques privilégiés pour Washington en Europe, sauvegardant les intérêts sécuritaires de la région tout en développant des coopérations économiques et stratégiques. Cela devrait alors conduire la France à amplifier son action dans la région avec quelques adaptations. L’importance de cette région ne faiblira pas sous Trump 2.0, bien au contraire. C’est donc légitime que la France continue à s’y investir dans le soucis d’un renforcement de l’Europe puissance, une Europe plus sûre, plus prospère et plus démocratique. La France peut agir à trois niveaux pour faire en sorte à la fois de maintenir et d’accentuer son ancrage dans la région.
Premièrement, la France doit adopter une posture rassurante et proactive envers l’Europe centrale et orientale sur les questions de défense et de sécurité. Cela inclut le maintien d’un discours et d’actions fermes sur la Russie, un soutien clair à l’OTAN (à travers le renforcement du pilier européen de l’Alliance) ainsi qu’une priorisation des budgets de défense dans les budgets nationaux en dépit d’une situation financière délicate. Plus concrètement, la France pourrait procéder à un renforcement de ses capacités militaires dans la région. Il y a quelques semaines, nous appelions dans une tribune au déploiement d’une brigade française en Roumanie, en complément des 1500 soldats déjà présents dans le cadre de la mission AIGLE. Plus généralement, la France doit être motrice dans les débats stratégiques continentaux, notamment sur le parapluie nucléaire et les questions de dissuasion. L’un des formats de discussion stratégique privilégiés serait un format 4 + 1 (France-Allemagne + Pologne-Roumanie + Royaume-Uni).
Deuxièmement, la France doit pousser pour un agenda de compétitivité économique au niveau européen basé sur les recommandations du rapport Draghi et du rapport Letta. L'industrie de défense en sera un élément majeur et la France devra s'efforcer à mieux maîtriser les besoins court termes (acheter à l’étranger certains matériels dont nous ne disposons pas) avec les objectifs long-terme (rétablir nos industries de défense, investir dans l’innovation et la recherche) tout comme l'articulation de ses intérêts nationaux avec les intérêts stratégiques européens. Pragmatique, la France trouvera des alliés dans la région, notamment la Pologne et l’Ukraine. Inflexible, la France mettra en danger cet agenda européen au grand dam de ses intérêts nationaux. D’autres aspects économiques permettant un renforcement de la compétitivité européenne se trouvent dans une coopération énergétique plus étroite (nucléaire civil) ou encore le développement de l’innovation (quantique par exemple, réseau d’universités, etc).
Troisièmement, la France devra aider à coordonner une stratégie européenne face à la Chine qui soit Trump-compatible. Nos relations, européennes, avec la Chine seront un enjeu majeur pour le futur des relations transatlantiques. Ce sujet sera un facteur de division incontournable entre Européens – nous l’avons vu récemment avec le vote sur les droits de douane contre les véhicules électriques chinois – dans le cadre de la politique transactionnelle de Donald Trump. La France devra aux côtés des pays d’Europe centrale et orientale coordonner une approche commune face à la Chine. Cela incluera des positions communes à propos de la réduction des dépendances économiques, un rééquilibrage des échanges commerciaux et une position commune sur des questions comme les droits de douane et les investissements chinois dans nos secteurs stratégiques (et ceux de notre voisinage) mais aussi en ce qui concerne les réactions face au soutien de la Russie contre l’Ukraine, face aux provocations contre Taiwan ou en Mer de Chine (stratégie indo-pacifique) ou encore des réactions face aux tentatives de destabilisations hybrides de la Chine à l’encontre des Européens. Le récent leadership de la Ia France sur la question des droits de douane à l'encontre des voitures électriques est un pas encourageant.