Géorgie – Liberté chérie
En octobre dernier, la Géorgie a vécu des élections législatives cruciales. Journalistes et experts les ont caractérisées comme des élections historiques, déterminantes pour le futur de la Géorgie. À juste titre.
Les différents partis d’opposition, organisés en ‘coalition de coalitions’, l'Union Européenne et les partenaires occidentaux espéraient une défaite du Rêve Géorgien à la tête du pays depuis 2012. Il n’en fut rien: ce dernier a revendiqué une victoire pourtant contestée. Depuis, le peuple géorgien est descendu dans la rue, réclamant un retour aux aspirations euro-atlantiques et démocratiques, ainsi que la tenue de nouvelles élections. La confrontation entre les deux camps est désormais totale : l’un veut préserver son pouvoir, l’autre souhaite s’en débarrasser.
I – Comprendre la colère géorgienne
Ces élections ont confirmé les craintes de nombreux observateurs. Ni libres ni justes, elles ont été marquées par des manipulations massives : intimidations, violences physiques, falsifications (notamment par la méthode dite du « carrousel »), achats de voix à grande échelle, violation du secret du vote et bourrage d’urnes.
Ces irrégularités ont été documentées par des observateurs nationaux et internationaux dès le jour du scrutin. Pourtant, les premières réactions européennes ont été timorées, voire attentistes. À Bruxelles, certains avancent que ces manipulations n’auraient pas suffi à modifier l’issue du vote. Une affirmation difficilement vérifiable : les sondages pré-électoraux et les EXIT polls contredisent largement cette version, bien que ces données nécessitent une certaine prudence.
De toute évidence, les incompréhensions à propos de la Géorgie sont nombreuses dans nombre de chancelleries européennes: incompréhension de la nature du parti au pouvoir, des motivations personnelles de son leader et donc des perspectives de la Géorgie tant en termes d’évolution politique que d’orientation géopolitique. Incompréhensions qui subsistent d’ailleurs depuis plusieurs années et qui expliquent aisément les erreurs de l'Union européenne et de plusieurs États Membres concernant leur relation avec la Géorgie au cours de la dernière décennie.
En réalité, les dysfonctionnements ne se sont pas limitée à la journée électorale. Depuis des années, le Rêve Géorgien a progressivement pris le contrôle des institutions (Cour constitutionnelle, médias, organisations de la société civile), affaiblissant les contre-pouvoirs et entraînant une dérive autoritaire. Parallèlement, le réseau oligarchique dirigé par Bidzina Ivanishvili a cultivé un système clientéliste généralisé, assurant le vote d’une partie importante de la population, notamment dans les zones rurales. C’est donc ce modèle, c’est à dire l’achat des élections, qui a permis au Rêve Géorgien et à Ivanishvili de décrocher une quatrième “victoire” consécutive.
Les Géorgiens l'ont bien compris: il s'agit pas seulement d’une élection truquée mais d’une menace directe pour leur démocratie et plus largement pour leur liberté en tant que peuple et leur indépendance en tant que nation. En effet, la Géorgie est aujourd’hui sous contrôle d'une bande d'oligarque sous influence russe. Rien de nouveau mais cette emprise est de plus en plus visible et insistante. un danger ignoré trop longtemps par leurs partenaires occidentaux.
Face à cette situation, la société civile géorgienne, déjà mobilisée au printemps face à la “loi des agents étrangers” dite “loi russe” – s’est une fois de plus rassemblée. Majoritairement composée de jeunes urbains pro-européens, cette population crie son mécontentement et son soutien à la voie démocratique et européenne de la Géorgie, tout en appelant à l’action des partenaires étrangers. Mais cette mobilisation, aussi importante soit-elle, ne peut suffire. Nous l’avons vu par le passé.
Au départ, la mobilisation a manqué de structure et de leadership. Il faut dire que les partis d’opposition ont été particulièrement faibles suite au scrutin contesté. Si les coalitions ont réussi à coordonner leur réponse initiale et certaines de leurs actions, notamment un boycott du Parlement, elles n’ont pas réussi à prendre la tête d’un mouvement national et mobilisateur. C’est la Présidente Salomé Zourabishvili qui a assumé ce rôle et qui, à quelques semaines de la fin de son mandat, a incarné la remise en cause du scrutin et mené les accusations contre les autorités en Géorgie comme à l’étranger.
Cependant, c’est une déclaration incendiaire du Premier ministre Irakli Kobakhidze lui-même qui a enflammé la situation. Il a annoncé que son gouvernement suspendrait le processus d’adhésion à l’UE jusqu’en 2028. Une déclaration inacceptable pour une population qui soutient l’adhésion à l’UE à près de 80 %. Depuis, les manifestations ont pris une ampleur nationale, rassemblant chaque soir des dizaines de milliers de Géorgiens, y compris dans des villes secondaires. Cela a aussi conduit des dizaines de diplomates, dont certains Ambassadeurs, à la démission suivi par d’autres fonctionnaires d’État à travers le pays.
C’est la nation géorgienne qui est désormais dans la rue depuis près d’un mois. Les nombres varient selon les soirs de mobilisation, cependant lors des grandes manifestations on peut avoir près de 150.000 personnes rassemblées à Tbilissi. Pour rappel, la Géorgie n’a que 3.7 million d’habitants. Si l’on veut comparer à taille de population égale, de telles mobilisations représenteraient en France environ 2.7 million de manifestants.
A cela, le gouvernement a répondu par la violence n’hésitant pas à frapper indiscriminemment les manifestants notamment en déployant les titushkis (des bandes de criminels), en procédant à des arrestations massives (plus de 400 personnes à ce jour), et en changeant la loi pour effrayer et intimider les manifestants (peines de prison, amendes, interdiction de matériel de protection, etc.).
Cela ne fait qu’amplifier la colère des Géorgiens et leur détermination face à un gouvernement qui n’est plus légitime aux yeux d’une large majorité de la population. Récemment un sondage indiquait que 75% de la population soutenait les manifestations depuis les déclarations des autorités sur le gel du processus d’adhésion à l’UE. Ces mobilisations sont perçues comme celles de la dernière chance.
II – La Géorgie, seule face à son destin
Depuis des années, experts et organisations alertent sur les dérives du Rêve Géorgien et la prise de contrôle progressive du pays par l’oligarque pro-russe Ivanishvili. Pourtant, l’UE et certains États membres ont continué d’entretenir un optimisme naïf. Au-delà de la prise de contrôle progressive et visible des institutions il y a eu également des alertes plus spécifiques. Mentionnons l'élection déjà largement controversée de la présidente Salomé Zurabishvili, candidate d’Ivanishvili à l’époque, en 2018 ou encore le coup de force de bandes violentes contre une parade LGBT à l’été 2021 qui avait conduit à la mort d'un journaliste.
Et pourtant, le contexte géopolitique post-2022 a convaincu l’UE de favoriser une dynamisation rapide du processus d’élargissement pour la Géorgie. Au même titre que la Moldavie et l’Ukraine – mais avec des demandes supplémentaires – Bruxelles a offert à Tbilissi la possibilité d’obtenir le statut de candidat à l’UE. Un statut nullement mérité compte tenu des dérives. Un espoir de courte durée puisque le gouvernement géorgien avait fait de la “loi contre les agents étrangers” une priorité. Une humiliation pour l’UE face à ce signal clair de déviation de l’orientation euro-atlantique conduisant au gél de facto du processus pour la Géorgie.
Les mobilisations du printemps 2024 en Géorgie avaient donné de l’espoir aux Européens et plus encore aux Géorgiens alors que les oppositions semblaient accepté une coordination face au Rêve Géorgien. Mais la prise de conscience des Européens fut bien tardive par rapport au gouvernement en place, ignorant généralement que l’emprise du parti sur le pays était déjà opérationnelle et suffisante pour permettre un contrôle effectif du processus électoral.
Les Européens ont d’ailleurs continuer à réagir faiblement suite au scrutin de l’automne. Preuve en est de l’attitude de plusieurs chancelleries face aux résultats alors que les premiers rapports confirmaient des irrégularités. Si la non-reconnaissance des résultats était surement une marche trop haute, il aurait été souhaitable d’éviter certaines déclarations ubuesques. Notamment celles appelant les autorités à faire la lumière sur les irrégularités qu’elles ont elles-même commises. Fin 2024, l’UE n’a toujours pas réussi à avoir de position claire ou ferme – les blocages hongrois et slovaques n’y aidant certes pas. Seuls certains pays, pays baltes en tête, semblent avoir pris les devants avec la mise en place de sanctions individuelles contre les autorités géorgiennes. Face à ce manque d’implication européenne, la société géorgienne semble quelque peu amer et cela pourrait avoir des conséquences.
Historiquement, ce n’est pas la première fois que la Géorgie se retrouve au milieu de tensions géopolitiques l’amenant à sa battre pour le maintien de sa souveraineté et de sa liberté tandis que son orientation occidentale est remise en cause. À ce titre, la période de l'entre deux-guerres est intéressante. Suite à la première guerre mondiale, la Géorgie était parvenue à se libérer des emprises impériales voisines (Russie/ottoman/Perse) pour déclarer son indépendance. Celle- ci fut d'abord obtenue pendant quelques semaines en 1918 à travers la République Démocratique Fédérative de Transcaucasie puis au niveau national avec la mise en place de la République Démocratique de Géorgie. L'ancrage à l'Ouest semblait alors possible pour la Géorgie qui suivait les mouvements de libération et d'indépendance en Europe centrale et orientale. Mais la liberté et le renouveau de la nation à travers une expérience n’aura été que très courte, la Russie bolchévique mettant fin à celle-ci dès 1921. Le Caucase sera totalement sous contrôle russe jusqu'à la fin du siècle.
Singulièrement, la Géorgie connaît alors une expérience très semblable à celle de l'Ukraine qui malgré un élan national et une libération, ne parviendront pas à goûter à l'indépendance dans l'entre-deux guerres. S'ensuivront déportations, privations de liberté et exécutions massives.
Une expérience totalitaire et autoritaire traumatisante pour la nation. En 2024, une fois encore le destin de l'Ukraine et de la Géorgie (et du Bélarus) sont liés, nous le voyons une fois de plus au XXI° siècle. Souvenons-nous de 2008 lorsque l'OTAN ne parvient pas à octroyer le statut de candidat à ces deux pays invitant la Russie à les envahir en 2008 pour la Géorgie puis en 2014 pour l’Ukraine. Les deux pays perdaient alors une partie importante de leurs territoires respectifs (l’Ossétie du Sud pour la Géorgie et la Crimée et le Donbass pour l’Ukraine).
Ce destin partagé entre l’Ukraine et la Géorgie demeure aujourd’hui comme nous le voyons sur les champs de bataille en Ukraine avec la présence de plusieurs bataillons de volontaires géorgiens. On peut aussi le voir dans les rues de Tbilissi avec des messages de soutien pour l’Ukraine et son peuple à chaque coin de rue. Plus généralement, l'avenir libre et indépendant des pays d'Europe orientale se joue sur les champs de bataille ukrainiens. La guerre d'Ukraine représente une guerre d'indépendance, tout comme celles qui ont lieu il y a près d'un siècle déjà. Si l'Ukraine l'emporte sur la Russie alors elle sera libre et indépendante et cela permettra à la Moldavie, au Bélarus ou encore à la Géorgie de connaître les même succès. Si l'Ukraine perd, ces nations seront sous contrôle russe d'une manière ou d'une autre.
Si les élections législatives d’Octobre 2024 sont évidemment importantes, si la fin de ce gouvernement et le retour à une Géorgie démocratique et pro-européenne serait un signal positif, ces événements ne sont pas suffisants. Si le futur proche de la Géorgie s’est joué dans les urnes, il se joue désormais dans les rues de Tbilissi. Cependant, son futur démocratique et occidental à long-terme se joue lui sur les champs de bataille ukrainiens.
III – La France et le soutien de la Géorgie
Jusqu’aujourd’hui, la France n’a pas joué un rôle primordial avec la Géorgie. Si elle soutient désormais, depuis 2022, les aspirations européennes de la Géorgie et des autres pays d’Europe orientale la Moldavie et l’Ukraine, les intéractions françaises avec la Géorgie restent limitées tant économiquement que politiquement. Pourtant, singulièrement, la France possède des relations spécifiques avec la Géorgie. Notamment puisque la présidente en exercice est une citoyenne française. Cela pourrait d’ailleurs avoir des conséquences dans le cas d’une arrestation de Zourabishvili ces prochaines semaines.
Récemment, la France a été plus entreprenante dans ses actions. Premièrement, le Président Macron a fait une déclaration claire et ferme sur la situation actuelle en Géorgie. Une déclaration qui est intervenue quelques jours après un coup de téléphone avec le leader de facto du pays Ivanishvili et juste avant l’élection du prochain président par le Parlement (élection indirecte largement contestée compte tenu la situation). Aussi, la France semble jouer un rôle de coordination à travers le format Weimar aux côtés de l’Allemagne et de la Pologne autour de possible sanctions. Cela n’a cependant pas abouti.
L'action française doit se faire plus précise en Géorgie, cela servant également à légitimer l’action de la France en Europe centrale et orientale.
La France doit jouer un rôle moteur face aux dérives des autorités. Si la France n’est probablement pas disposée à questionner les résultat des législatives, elle peut agir symboliquement et entraîner ses partenaires dans son sillage. À ce titre, la coordination de sanctions individuelles contre les personnalités impliquées dans les manipulations électorales et dans les répressions violentes serait bienvenue. Plus symbolique encore, même si plus limitée, serait la décision de retirer la légion d’honneur à Bidzina Ivanishvili.
La France doit procéder au gél des financements publics accordés aux autorités géorgiennes. Dans le même temps, la France doit se préparer à la redirection de ces fonds vers la société civile. L'argent du contribuable français doit être investi en priorité dans le maintien de médias et de centre de recherches indépendants. Le but étant de garder en vie une société civile qui sera soumise à des pressions intenses compte tenu du renforcement autoritaire du pouvoir en Géorgie.
La France doit multiplier les connexions personnelles avec les Géorgiens actifs dans la défense de la démocratie : société civile, médias, partis politiques. Plus qu'un soutien financier, c'est un soutien téchique et de renforcement capacitaire qui est nécessaire. La France doit également multiplier les possibilités de bourses pour les étudiants géorgiens au sein des universités françaises sur le long-terme. En parallèle, la France doit comprendre quelles ont été les techniques utilisées par le Rêve Géorgien dans la captation des institutions et le contrôle du processus électoral. Ces leçons doivent aider à mettre à jour les stratégies d'engagement et de soutien françaises dans les Balkans occidentaux et l'Europe orientale dans le cadre du processus d’élargissement.